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Maurice Desvallières

Maurice Desvallières

Son premier article imprimé. (1879)

Dans une cave.

      L'autre soir, assis au coin de mon feu, je relisais pour la centième fois le chef-d'œuvre de Mürger. Le dernier feuillet parcouru, le livre se ferma sous mes doigts, et je regardais pétiller mon feu. La solitude, une nuit d'hiver, le vent qui pleure dans la cheminée : c'est plus qu'il n'en faut pour rêver à vingt ans; je me laissai donc aller au gré de mes pensées, et bientôt j'étais en plein songe. Mon foyer devenait pour moi un théâtre, une scène imperceptible, et pour ainsi dire vue par le petit bout de la lorgnette où la bohême de Mürger revivait page à page. Mais ces apparitions étaient comme enveloppées d'un nuage. Je les voyais passer, je les entandais parler; mais les visages étaient sans contours et les voix sans forces. C'était comme un reflet du passé, comme un morceau de musique entendu à distance, comme un de ces vieux pastels pâlis par le temps, mais où chaque ton garde sa nuance, chaque trait sa valeur, où tout enfin reste complet dans sa mesure.

      Je laissai glisser ma tête entre mes mains, et je sentis courir une larme dans mes yeux. Larme de regret pour cette bohême qui n'est plus, pour tout ce monde évanoui où j'aurais voulu vivre. Larme de regret pour cette jeunesse qui avait la gaîeté comme devise et l'amour comme étendard, pour Mürger, pour Paul de Kock, pour Béranger qui sont morts en la chantant.

      Temps disparu!... temps charmant où la grisette portait un bonnet, où pour huit ressorts elle avait un coucou, pour restaurant la guinguette de Robinson, où son hôtel était une mansarde!... où elle savait aimer!...


      J'étais tout entier à mes reveries, lorsque mes yeux s'arrêtèrent machinalement sur une carte glissée dans le cadre de ma glace. C'était une invitation pour le soir même. J'avais entendu maintes fois parler de certain bal de société ayant lieu périodiquement et se composant essentiellement d'ouvrières. On me l'avait vanté comme une réunion si gaie, si pleine d'entrain et de bonne humeur que j'avais demandé une invitation. Ma soirée était libre, je me préparai donc à la hâte, je sautai dans un fiacre et je jetai l'adresse au cocher. Après une demi-heure de marche, il m'arrêta dans une impasse en cul-de-sac, devant une maison noire et lézardée. Je levai la tête : pas une lumière aux fenêtres. Quant à la rue, elle était déserte. Je serrai instinctivement ma montre dans ma main.

      Evidemment, le cocher s'était trompé. Je regardai mon invitation; elle portait bien n. 24 rue ... Je prêtai l'oreille : pas le moindre bruit d'orchestre.

      J'allais remonter en voiture, lorsqu'une sorte d'harmonie faible et lointaine parvint jusqu'à moi; c'était comme un souffle, comme un murmure; j'écoutai. Chose étrange, cette musique semblait sortir du sol. La curiosité piquée et l'esprit en éveil, je sonnai à la maison. La porte s'ouvrit. Elle donnait sur un long couloiur sombre, éclairé à l'extrémité par un quinquet fumeux. A cette lueur blafarde se dessinait un large écriteau avec cette inscription : "Bal de Société dans la cave." Au-dessous et charbonné sur le mur, un doigt gigantesque montrait l'escalier conduisant au sous-sol. Je suivis l'indication, et j'arrivai bientôt dans une vaste cave ruisselante de lumière où tourbillonnait un bal.

      Je déteste les présentations, je remis donc vivement ma carte à un domestique debout à la porte, et je me faufilai dans les groupes sans me faire remarquer.

      Rien de plus original et de plus charmant que le coup d'œil de cette cave : ouvrières et demoiselles de magasin étaient là, réunies. Têtes de vingt ans, tailles souples et bien prises, visages frain et pimpants, dents blanches comme des gouttes de lait, regards étincelants comme des feux d'artifices, tout cela passait et repassait devant moi.

      Muet, ébloui, je regardais les couples se balancer au son de la valse et voltiger sur le parquet.

      Quoi de plus poétique, de plus gracieux que la valse !

      L'orchestre murmure en sourdine, les mains se pressent, les chevelures se mêlent et s'unissent, les haleines se confondent, les bouches se rapprochent et les lèvres s'éffleurent.

      La valse est une longue et muette déclaration qui se termine souvent par un mot chuchoté à voix basse, dominé par l'orchestre, et entendu seulement par celle à qui il s'adresse : "Je vous aime !"

    Dans son harmonieux bercement, la raison se taît pour laisser parler le cœur. Plus de souvenirs, plus de présages, on est tout entier au bonheur présent. On est transporté dans un monde idéal où tout erst heureux et beau : on rêve. Les deux corps n'en font plus qu'un, les deux âmes plus qu'une. Il semble que la même vie vous anime, que le même sang coule dans vos veines, on a les mêmes pensées, les mêmes désirs : c'est un mariage d'un instant.

      Aussi rien de plus naturel que les jeunes filles aient un culte pour la valse. Elle obéissent à une règle vieille comme le monde : c'est que l'homme et la femme, étants faits l'un pour l'autre, tendent toujours à se rapprocher. Elles suivent donc leur instinct naturel, se laissent entraîner par cet aimant invisible qui les attire vers l'homme, et se jettent dans ses bras. Elles l'étreignent d'une main fébrile, leur cœur tressaille, leur sang bouillonne, et elles dansent des heures, elles dansent jusqu'au jour, et elles s'imaginent avec tout le monde que c'est la danse qu'elles aiment : erreur profonde, c'est l'homme.

      La danse, vain prétexte dont elles parent leur impression. Ce n'est pas ce tournoiement harmonieux qu'elles aiment, ce ne sont pas ces circuits rapides comme l'éclair qu'elles décrivent avec élégance : c'est l'étreinte, c'est le souffle qui caresse leur visage, le bras qui leur entoure la taille, la poitrine qui bat sur leur poitrine. Elles entrevoient le mariage, dont ces pures jouissances de la pensée et du cœur leur donnent un avant-goût.

      Tout en réfléchissant ainsi, je regardais autour de moi bondir ces myriades de jeunes filles comme des milliers de chevreils sur l'herbe parfumée des bois, et plus je les considérais, plus je voyais en elles s'évoquer un type qu'une heure avant je croyais enseveli sous le temps et l'oublie : la grisette.

    La grisette, cette créature disparue qui traversait la vie, les chansons à la bouche et la gaîté au cœur, dont le propre était l'insouciance; le mobile, le plaisir; et le but la gaîté; qui vous accueillait par un éclat de rire, vous quittait par un baiser; qui le soir égayait de ses danses folles la Closerie et la Chaumière, et le jour dans les bois de Meudon ou de Vincennes courait dans les sentiers fleuris en chantant ses refrains préférés. Être charmant, toujours content, toujours heureux, vivant sans souci de la veille, sans souci du lendemain, aimant simplement mais aussi avec une tendresse exclusive. Le modèle de la douceur, l'image de la bonté, qui ne vendait pas son cœur et le partageait.

      C'était là le type légendaire aujourd'hui et presque surnaturel que je retrouvais dans cette cave. Il renaissait brusquement à mes yeux, et je voyais passer devant moi, comme à travers un rêve, toutes les grisettes illustrées par Mürger et Paul de Kock.

      Ici, c'était le nez retroussé de Phémie, et son sourire gai comme un soleil de juin; ici les yeux de Musette pétillants comme un feu de joie. Là, ce visage pâle et maladif, ce regard mélancolique, c'est Mimi. Et tout ce mondee revivait devant moi. Il tourbillonnait avec joie, des rires fancs et sincères éclataient d'eux-mêmes sur ses lèvres comme le bouchon d'un panier de champagne, un chœur de voix douces et flûtées murmurait en dansant le chant de la valse, et la pensée me transportait d'un coup d'aîle dans un temps évanoui. J'étais en pleine vie de bohême, en plein pays latin et toutes ces pages délicieuses qui tout à l'heure je lisais au coin de mon feu s'animaient tout à coup et parlaient devant moi; je me croyais à la Closerie des Lilas, je reconnaîssais çà et là Schaunard, Marcel, Rodolphe, et je m'attendais toujour à voir entrer Mürger. Mais hélas : Mürger ne vint pas !...

      Cependant l'orchestre jouait toujours, et cette sieuse jeunesse glissait en tourbillonnant. Un couple de valseurs me frôla au passage. Je tressaillis margré moi. Je venais de reconnaître Musette; je l'arrêtai par sa jupe et d'une voix suppliante :
- Musette, Musette, m'écriai-je, n'abandonnez pas Rodolphe !...

      Un éclat de rire me répondit, et le couple disparut en valsant. Hélas ! je rêvais encore ! Musette est morte, et Phémie et Mimi Pinson, et Bagnolet et Romainville et la jeunesse et la gaîté.

      N'importe, ami lecteur, tu peux encore te représenter ce beau temps !... Si mon récit n'a pu y réussi', parcours tous les boulevards, visite toutes les caves, et comme moi, tu finiras par constater que dans une maison vieille et noire, à six pieds sous terre, on trouve le seul et dernier reflet de la grisette.

Maurice Desvallières

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