La Libération de Seine-Port
(par Robert LAUGIER)
La situation au temps de l'occupation.
Le contigent allemand stationné à Seine-Port comprenait entre 100 et 150 hommes répartis dans plusieurs grandes propriétés réquisitionnées :
- La Maison de retraite des Pharmaciens en bout de la rue de la Seine et riveraine du fleuve.
- La villa "Les ombrages" propriété de M. Chevalier, en face de la précédente et également riveraine.
- La Baronnie, donnant sur la place des Tilleuls et la rue de Melun
- La villa "Déjazet" sur la place des Tilleurs
- La Chesnaie, propriété de M. David Hann, limitée par la rue Desmazures Mentiennes, la rue des Plâtrières et la rue des Peupliers.
Par ailleurs, plusieurs résidences secondaires de moindre importance étaient aussi réquisitionnées pour loger les militaires de passage.
Si l'on se réfère aux comptes rendus des conseils municipaux de l'époque, la vie du village se poursuivant suivant un rythme tranquille; cependant, derrière cette façade, se cachait une certaine inquiétude -comme dans tout pays occupé- entretenue par le provisoire de la situation. L'existence était difficile pour les foyers à revenus modestes. Telle mère de famille, dont le mari était prisonnier en Allemagne, devait travailler dur dans les champs, à biner les betteraves ou butter les pommes de terre, ou encore, rincer des brouettées de linge au bateau-lavoir "Je sais tout". Tel parent devait faire de longues marches en galoches, furtivement, à travers bois, pour aller porter la gamelle à son fils, se cachant au hameau voisin de Noisement.
En outre, certains jours, les habitants du village devaient rester chez eux, pour cause de couvre-feu.
Or, ce train-train journalier était parfois marqué par un évènement inattendu, tel cet avion allié en perdition d'où l'équipage sauta en parachute, déclenchant de la part des Résistants une course poursuite avec les Allemands, pour récupérer les aviateurs. Un seul le fut, par un Résistant de Nandy, M. Leclerc, qui, afin qu'il ne soit pas repéré, lui prêta son pantalon et revint chez lui à travers les sentiers, en caleçon.
Au cours de l'opération, certains de ces sauveteurs furent arrêtés et déportés, dont Henri Haulot, qui ne revint pas du camp de concentration. Quant à notre aviateur, il fut pris en charge par M. Beaufils de Ponthierry et caché en lieu sûr.
Au fut et à mesure de la progression des armées alliées en France, les évènements se multipliaient: ainsi, le 9 août 1944, un avion lâcha une bombe sur Sainte-Assise, visant plus particulièrement une station de contrôle; puis le 15 août 1944, le centre subit un second bombardement, plus important.
Quelques jours avant l'arrivée des Américains, le pont de Saint-Assise, que les Français avaient fait sauter au cours de leur retraite de Juin 1940, était de nouveau en cours de minage par les Allemands; il sauta par la faute d'un des leurs, lequel, craignant des représailles de Commandant, se livra à M. Bodelet, receveur des Postes, qui le cacha dans ses locaux, d'où il fut remis plus tard aux Américains.
Les avant-postes de combat (trous d'homme) furent répartis le long des berges, dans la propriété des Iles, sur les hauteurs de l'Ormeteau et des côteaux de Nandy, 24 heures avant que les ponts de bateaux soient établis sur la Seine.
La Libération.
La libération de Seine-Port fut effective à partir du matin du 24 août 1944, après que la veille, de 17h à minuit, le génie américain ait établi deux ponts de bateaux, l'un en amont de Seine-Port, de Tilly à l'Ormeteau; l'autre, en aval de la gare de Saint-Fargeau à la rue du Port, ceci malgré les tirs d'une batterie de canons installée à Cesson et dont les obus survolaient Seint-Port.
Seine-Port constitua donc une importante tête de pont sur la vire droite de la Seine, qui permit aux troupes de Patton de progresser vers Melun, par Cesson et les bords de Seine en la remontant, et vers Montgeron et Paris, par Nandy et la Nationale 5, en la descendant.
Lorsque le 25 août 1944, vers 06h30 du matin, Patton posa le pied sur la terre de Seine-Port, il prit quelques minutes de son temps, combien précieux, pour boire une coupe de champagne à la ferme de Saint-Leu, répondant à l'invitation de Monsieur Henri Albert Pol.
Il pouvait se le permettre, car dès les premières heures de cette matinée du 25 août, l'ensemble des chars et des véhicules de servitude, après avoir traversé la Seine, étaient stationnés à partir du boulevard du Prince, entre la propriété des iles et la ferme de l'Ormeteau.
A partir de là, un premier commando de reconnaissance se dirigea en longeant les vieux murs briards, vers le centre du village, par la route de Sainte-Assise. Arrivés à l'angle de la rue de Melun, ces quelques hommes se trouvèrent en présence d'un détachement allemand qui descendait la rue de Melun. Il en résulta une première escarmouche au cours de laquelle la vitrine de "l'économique troyen" (l'épicerie du village) vola en éclats. Quant aux adversaires, ils se replièrent chacun de leur côté, les Américains rasant de nouveau des murs, tandis que M. Mugnier, traversant la propriété de M. Legrand, courait prévenir aux Iles l'unité la plus proche, qui arriva aussitôt sur les lieux, mettant fin au combat, au cours duquel un obus percuta la demeure de M. Dubreuil.
M. Duhet, habitant la maison à l'angle des deux rues de Sainte-Assise et de Melun, qui venait de faciliter l'accès à M. Mugnier des jardins de M. Legrand, conduisit, à leur demande, les américains aux points hauts du village, le clocher et le château d'eau, d'où ils purent juger du déroulement des opérations. Pendant ce temps, Mlle Suzanne Hauviller était dans sa boulangerie, face à la place des Tilleurs, qui était déserte, et pour cause ! Au claquement des armes à feu s'ajouta le bruit de crissement, de cliquetis et de moteur, si caractéristique des mouvements de chars. Bientôt d'ailleurs, elle put les apercevoir au carrefour des routes de Sainte-Assise et de la rue de Melun, où ils se séparèrent en deux groupes, l'un remontant par la rue de Melun vers l'église, l'autre la descendant vers la place des Tilleuls, donc vers la boulangerie. Les chars étaient précédés par des soldats, mitraillette au poing, en file indienne sur deux rangs et ayant pour guide M. Mugnier et un jeune homme. Dès leur arrivée sur la place, ils se placèrent en ordre de combat et mitraillèrent la Baronnie, où avait été signalée la présence de soldats allemands. On comprend qu'alors Mlle Hauviller se soit réfugiée dans son arrière-boutique !
Dès la fin de cette première journée de combat, les Américains avaient pris position en divers points stratégiques, entre autres, un détachement canadien, avec son char et ses véhicules blindés, s'était installé dans la propriété de M. et Mme Monfeuillard, "Au repos fleuri", à la hauteur de la rue du Moulin neuf : Mme Bicaïs garde en mémoire les soldats qui grimpaient dans les grands acacias du parc, pour observer les déplacements d'un char allemand. Un obusd tomba sur la terrasse de cette maison, sans éclater.
Durant ces évènements, tandis que les hommes en état de porter des armes se cachaient dans les greniers, les femmes et les enfants se réfugiaient dans les caves voûtées des maisons anciennes, notamment celles :
- de la "Chaumine", derrière l'église et occupée par la famille de M. et Mme Manceau,
- de la propriété de M. et Mme Dubreuil, au 3 rue Desmazures Mentiennes,
- de la propriété des grands-parents de M. Collaert, rue Legouvé,
- de la villa "Dejazet", place des Tilleurs, malgré qu'elle fût réquisitionnée,
- de la demeure de M. et Mme Malbrecht, rue de Melun,
- de la maison, propriété de M. Houssac, rue de la Justice,
et bien d'autres encore dans le village. Chacune de ces caves pouvait servir d'abri à plusieurs personnes de l'entourage immédiat; celle de la villa "Déjazet" pouvait contenir près de 100 personnes.
L'après-combat.
Dans la précipitation de leur retraite, les Allemands laissèrent leurs morts sur place. Ils furent enterrés par les soins de l'antenne de la Croix-Rouge, dont M. Henri Charton était responsable et comprenait comme volontaires : MM Maurice Duhet, Bernard Cinq, Gaston Germain, Max Lapierre. Les uns furent inhumés à proximité de leur trou d'homme marqués d'une croix de bois, les autres dans des sépultures individuelles au cimetière du village. Leurs pièces d'identité et leurs objets intimes furent soigneusement prélevés et mis dans les pochettes spéciales de la Croix-Rouge.
Récit d'Irène Charton,
fille des gérants de l'Économique Troyen
Mercredi 23 août ! Il est vingt et une heures!
Nous sommes prêts à aller nous coucher (mais dans la cave). Nous étions chez nos voisins, car leur cave est très bonne et elle supporte une maison de deux étages; donc pas de danger.
Les obus, plus que jamais, sifflent au dessus de nos têtes, et les éclatements succédaient immédiatement ceux ci. J'avais très peur.
- "Descendons, dit maman, nous serons mieux en bas que dans cette cour."
Nous venions de nous installer quand papa arrive et murmure quelques mots à maman.
Puis, m'attirant à elle, elle me dit tout bas : " Les Américains font un pont en caoutchouc dans la plaine de l'Ormetteau et une centaine de soldats est déjà passé en barque à moteur sur cette rive de la Seine; demain ils seront là. Ne le dit à personne." Maintenant nous étions environ dix huit personnes dans la cave. Je promis à maman de ne rien dire.
Cette nouvelle me rassura, car en moi même, je pensais "Les obus allemands vont éclater dans la plaine, il n'y a donc rien à craindre ici."
Après une nuit passée presqu'entièrement sans dormir, sur le matin, je m'assoupis quelques heures. Quand un coup de canon, plus fort que les autres, me fit sursauter. Il faisait jour. Nous étions le jeudi 24 Août à huit heures.
Je faisais ma toilette, à la maison, quand, soudain, un homme rentre dans la boutique en trombe, et dit : "Madame Charton, fermez votre boutique car les Américains sont à l'entrée du pays et vont arriver tout de suite.
Avant que maman est pu voir qui c'était et pu poser des questions, il n'y avait plus personne. Papa qui avait entendu, mais rien vu, ferme la boutique, et dit qu'il serait plus sage de monter dans les chambres que d'aller dans la rue.
Nous nous mettons à la fenêtre de la chambre à maman qui donne sur la rue. Au tournant un peu plus loin, on voit les Américains, longeant les murs, et qui avancent vers nous. Quand ils passent sous notre fenêtre nous leur disons un :
"Good day our friends." qui leur donnent le sourire.
Des femmes, des hommes, des enfants accourent de partout ! peut-être soixante personnes sont autour de ces chers libérateurs que l'on attend depuis si longtemps.
Ils sont six et longent toujours les murs. Ils nous demandent si la route n'est pas minée.
Un cri retentit : "Voilà les Allemands!!.....
Les gens se dispersent en toute hâte et rentre où les portes sont ouvertes.....
Un crépitement de mitraillettes..... La riposte des armes automatiques américaines..... Première escarmouche..... Les Américains reculent et vont chercher leurs tanks. Les Allemands en font autant et se mettent en batterie en face l'Église..... Ils ne se sont pas vus...... Quand cela fut apaisé, nous descendîmes à la cave, et, en passant dans la boutique, un nuage de poussières et une odeur de poudre et de plâtre flottait et nous prenait à la gorge. Les carreaux sont cassés. Les balles allemandes étaient rentrées chez nous.
À midi tout était fini mais je n'étais pas ressortie de la cave. Les obus sifflaient toujours. Cars, autos, camions, motos passaient sans arrêt. Les obus tombaient partout sur le pays.
Vers cinq heures je sortis et jusqu'au soir je regardais passer les libérateurs!......
Voici le principal de la libération. Ces souvenirs je m'en souviendrai, je crois, toute ma vie, et je pourrai le raconter plus tard comme le lendemain, comme aujourd'hui.....
Nous leur devons beaucoup à nos Alliés qui sont venus, ainsi, ont sacrifié leur vie pour nous libérer de ce joug que les Allemands depuis quatre ans faisaient peser sur nous. Ils ont refait beaucoup de choses que les Allemands avaient détruites avant leur départ.
Enfin nous voilà libre !
C'était une grande chose à accomplir et très difficile, aussi des Français meurent pour sauver notre Patrie, notre Territoire et l'honneur de notre grand et beau pays.
Aussi faut-il chanter bien haut :
"Vive la France !"